La triple comptabilité, un sujet qui nous interpelle ! pour l’aborder, commençons par creuser ce qu’est la comptabilité d’un point de vue historique, sociologique et philosophique avant de nous lancer dans la technicité.

A quoi pensez-vous quand vous entendez le mot « COMPTABILITÉ » ?

Sans doute des mots comme « bilan », « actifs », « passifs », « profits », « comptes », « contrôle », « chiffres », … vous viennent-ils à l’esprit. Cela parait bien normal. Et pourtant ce ne l’est pas tant que ça, mais surtout c’est très restrictif et une vision très récente d’une forme de comptabilité.

A la base, la comptabilité sert à visualiser le monde, en tout cas celui que l’on veut organiser. La comptabilité est une narration, une histoire qui raconte comment on fait les choses et on s’organise dans un monde défini. Pas étonnant donc qu’il ait la même racine que le mot comptine.

La comptabilité prend en compte ce que l’on a besoin de représenter pour pouvoir s’organiser. Elle va donc classifier, mettre des choses dans des cases. Cette classification va permettre de communiquer sur le fonctionnement d’une activité, d’un groupe, d’une société. Elle est nécessaire au fonctionnement d’organisations complexes afin de pouvoir échanger de manière simplifiée et partagée. La comptabilité, en soi, est donc le premier code partagé et symbolique humain.

Mais elle assure aussi un rôle de responsabilité, une attribution des faits. La comptabilité a un fort lien avec le droit car elle donne la trace, elle rend comptable de ses actes. Son système est donc pensé pour durer et c’est grâce à cela qu’elle nous permet de bien comprendre comment ont fonctionné d’anciennes civilisations. Sans cette comptabilité nous en saurions peu sur la civilisation mésopotamienne ou nos monastère moyenâgeux.

Enfin, la comptabilité sert à compter. Mais le chiffre n’a pas toujours fait partie de celle-ci. Au départ, les civilisations moins complexes ont pu se contenter de représentations concrètes en « un à un » pour rendre des comptes. Mais, pour prendre des décisions efficientes dans un monde complexe, il faut une représentation abstraite. Le concret ne le permet plus. Si on pouvait imaginer représenter les 10 vaches d’un éleveur dans une petite communauté, il a vite fallu pouvoir représenter celles-ci de manière abstraite, par un chiffre, quand la quantité de biens et d’échanges à représenter s’est fortement développé et diversifié. Le chiffre a fourni la possibilité d’améliorer la façon de s’organiser. Mais attention, ce chiffre n’est qu’un instrument au service d’un pilotage, d’une gestion. Le chiffre n’est pas un objectif en soi. Il est important de savoir et comprendre comment il est construit et pourquoi il est utilisé. Si en amélioration continue, je dis toujours que « on ne peut améliorer ce qui n’est pas mesuré », la mesure n’est pas une fin en soi, mais un outil d’aide à la décision. Il n’en est pas autrement avec le chiffre dans la comptabilité.

En organisant les choses pour permettre de prendre collectivement des décisions, la comptabilité structure la pensée collective en définissant les choses qui existent et ont une valeur et celles qui n’existent pas. Ce qui n’est pas repris dans la comptabilité est ignoré dans la prise de décisions de ce groupe ; devient hors périmètre : « ce que l’on ne compte pas, ne compte pas! »

Mais comme l’écriront N. NOTAT et J-D. SÉNARD dans leur rapport de 2018 : « Les parties constituantes, actionnaires et salariés, de même que les parties prenantes, ont une connaissance de l’entreprise à travers sa comptabilité. Les dirigeants eux-mêmes utilisent la comptabilité financière et la comptabilité analytique pour obtenir des retours sur leur gestion. Tous ces acteurs ne peuvent prendre de décisions avisées si l’image renvoyée par la comptabilité n’est pas fidèle. (…) Les normes comptables actuelles ne prennent pas en considération les enjeux sociaux et environnementaux. »[1]

Le bonheur ou le plaisir au travail, par exemple, n’apparaissent pas dans les comptes d’une entreprise. Il en est de même de la pollution (des eaux par exemple) générée par son activité. Tout au plus, la comptabilité identifiera-t-elle un coût, une charge ou une provision exceptionnelle à son propos. Ce sont d’autres rapports, extra-financiers, qui vont en parler.

Pourtant le profit n’est pas la seule raison d’être d’une entreprise. Elle a un enjeu de pérennité, une raison d’être et un intérêt collectif qui ne peuvent être remplis uniquement par des enjeux financiers, surtout si ceux-ci sont de plus en plus court-termistes. Afin de pouvoir être durable, l’entreprise a aussi besoin de disposer de toutes les informations relatives aux enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Elle a besoin de les inclure dans sa narration afin qu’ils influencent les décisions prises.

« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui est compté ne compte pas forcément »[2]

Il s’agit donc de transformer les systèmes comptables afin qu’ils incluent toutes les matérialités, tout ce qui impacte. Selon le CERGES, la matérialité uniquement financière, en interprétant la durabilité sous l’angle uniquement financier, véhiculerait une idée fausse que la durabilité se garantit uniquement avec la gestion de la valeur ![3] La triple comptabilité ajoute explicitement le besoin et devoir de préserver les capitaux humains et naturels aussi. Ainsi, il s’agit d’ajouter à la matérialité financière la matérialité à impact, pour mener une double matérialité. Il ne s’agit plus seulement de considérer les enjeux sociaux et environnementaux qui impactent la performance financière d’une entreprise, mais également les impacts que l’activité de l’entreprise a sur ces enjeux sociaux et environnementaux.

Si les objectifs du principe d’une comptabilité triple capital sont clairement de favoriser l’intégration du monde de l’entreprise aux stratégies globales du développement durable, ils ne doivent cependant pas être confondus avec ceux des différents types de reporting volontaires ou obligatoires chargés de rendre compte des performances en la matière. Le rôle de ce système comptable est plus profond, dans la mesure où il apporte un changement structurel radical.

En effet, en comptabilité, la notion de capital à préserver est essentielle : une entreprise n’est viable sur la durée que si son capital est au pire maintenu, et dans l’idéal régulièrement augmenté au fil des exercices. Dans un système traditionnel, il s’agit seulement du capital financier, autour duquel s’articule un processus d’investissements/amortissements qui en régule l’évolution. Tous les coûts consacrés à des actions RSE au sens large sont considérés comme des charges.

Une comptabilité triple capital modifie fondamentalement cet équilibre : de coûts de fonctionnement, les dépenses concernées (en numéraire mais aussi en mobilisation de ressources humaines et autres facteurs de progrès social/sociétal et environnemental) deviennent des investissements dûment valorisés et versés aux comptes dédiés, amortissables sur une durée appropriée à l’instar des investissements classiques.

En synthèse, la comptabilité triple capital, dite également multi-capitaux, ajoute les chapitres de la performance sociale et de la performance environnementale à celui de la performance économique. Elle intègre au bilan comptable d’une entreprise, tant à l’actif qu’au passif, une valorisation des effets de son activité sur la société et sur l’environnement, que ces effets soient positifs ou négatifs.

Il reste beaucoup à dire sur ce sujet, entre les différents systèmes mis en place (CARE, LIFTS, …). Nous nous proposons d’approfondir ce point dans un prochain blog.

[1] NOTAT N. & SENARD J.-D. : L’entreprise, objet d’intérêt collectif. 9 mars 2018
https://minefi.hosting.augure.com/Augure_Minefi/r/ContenuEnLigne/Download?id=FAA5CFBA-6EF5-4FDF-82D8-B46443BDB61B&filename=entreprise_objet_interet_collectif.pdf

[2] PARRIQUE T. : Ralentir ou Périr, l’économie de la décroissance. Sept. 2022. Ed. du Seuil. P.18

[3] https://www.cerces.org/care